Sainte Anne Trinitaire > L'évolution du thème en Europe du Nord

Typologie

A défaut de pouvoir les dénombrer, essayons de classer les images de ce culte maternel répandu dans toutes les couches de la société et porteur de nombreux messages11.

Quelques compositions adoptent le schéma archaïque, dit des poupées gigognes, où Anne porte sa descendance sur un seul bras. L’une des plus anciennes fut peinte, vers 1365, par un artiste qui connaissait l’Italie, sur le mur oriental de la chapelle de Karlstein, près de Prague. Représentée à mi corps, selon le schéma primitif du Trecento, elle est intégrée parmi les nombreux saints qui peuplent le retable.


Mais quand elle fait l’objet d’une dévotion à part entière, elle apparaît en pied comme à Trondenes (Norvège)12 ou, plus solennellement, assise sur un trône. Elle figure aussi dans les livres de prières répandus aux Pays-Bas13.


La plus belle interprétation est donnée par un peintre pragois, à la fin du XIVe siècle, dans le retable de Strzegom, chef d’œuvre du style gothique international14.



Mais, par souci d’équilibre et de symétrie, la plupart des artistes préfèrent représenter Anne parfois assise, le plus souvent debout portant un enfant sur chaque bras, Jésus étant presque toujours placé à la dextre de son aïeule15.

La statuaire polychrome, a la faveur des dévots, tant est grande l’impression de réalité qui s’en dégage. Le plus bel exemple de cette composition est l’Anna selbdritt sculptée par Michel Erhart vers 1490, que conserve le Musée des Beaux-Arts de Bilbao.

Elle est plus rarement liée à l’art monumental. Sa présence sur le trumeau de la cathédrale d’Ulm est exceptionnelle16. Elle trône fréquemment au centre d’un retable, comme à Betzisried et à Genhofen en Allgäu, à Seefeld au Tyrol, et dans une sculpture populaire originaire de Souabe (Lille, Musée des Beaux-Arts). Elle occupe une position latérale, dans une belle œuvre de même provenance (Berlin, Bode-Museum) et sur le volet gauche de l’imposant retable de la cathédrale de Poznan. L’exemple le plus tardif et le plus savant est le groupe de pierre encadré d’un somptueux décor renaissant, offert par l’humaniste Johannes Cuspinian, en 1515, à l’église de l’Ordre Teutonique à Vienne17.

Le vitrail la magnifie et l’associe souvent à un donateur, tel Pierre Babenberg, l’orgueilleux abbé de Kreuzlingen, qui accorda à l’héraldique une grande partie de la composition...(Louvre)

Représentée à mi-corps et en peinture, Anna selbdrit est tout naturellement située sur les prédelles de retables consacrés à la Vierge, où Marie et Jésus jouent, plus que jamais, le rôle d’attribut permettant de distinguer Anne parmi les saintes. Mais la plupart des œuvres de ce type aujourd’hui conservées, portant témoignage de la dévotion privée, ont été déplacées. Beaucoup se trouvent dans des musées, des collections privées ou sur le marché de l’art.

A l’instar de Marie, sainte Anne est parfois représentée « en majesté », assise sur un trône.

L’un des plus anciens groupes, où passe un reflet de l’art gothique français, est la sculpture en calcaire polychrome, datée vers 1330, du Musée Diocésain de Ratisbonne18. Le vitrail de Kalchreuth, près de Nuremberg, date de 1497.Mais c’est dans le premier quart du XVIe siècle que l’on en crée le plus grand nombre. Les plus célèbres sont celles de Tilman Riemenshneider et Veit Stoss. Du premier, ou de son atelier, trois groupes sont conservés, deux à Wurzbourg (Festung Marienberg), un autre à Volkach sur le Main.Le groupe le plus remarquable, alliant la majesté d’Anne à la grâce de Marie et de Jésus, est conservé dans l’église Sainte Anne, à Vienne. Il a été imité, non sans lourdeur, par l’un de ses disciples, à Nuremberg19.

A côté de ces exemples, souvent reproduits, que de chefs d’œuvre ignorés et combien de témoignages touchants abritent les églises d’Allemagne...Bamberg, Halberstadt, Berghofen, Füssen, Bayerniederhofen, Kircheim am Ries, Haldenwang, Romenthal Altensteig, Obermarchtal, Reichau, Dillingen...

La composition pyramidale qui confère à Anne la main mise sur sa descendance, telle que l’a peinte Masaccio, est peu répandue au nord des Alpes. Un groupe sculpté, probablement destiné à la dévotion privée, datant de la fin du XVe siècle, est originaire de la région de Kalkar20. Un autre, plus tardif, également issu de la vallée du Rhin inférieur, atténue la rigidité des lignes par un léger contrapposto et l’envol des draperies21.

Cette superposition de trois générations est sans doute à l’origine d’une composition assez rare où la dominante n’est plus sainte Anne, mais sainte Emerentia, sa mère. Nous n’en connaissons que deux exemples sculptés, émanant toujours de la région où s’est formée la légende, entre Meuse et Rhin22. C’est le point culminant du matriarcat, attestant que la vie se transmet par la femme et lui conférant les pleins pouvoirs, comme dans la société celte23. Mais cette accumulation n’a jamais conquis la ferveur populaire qui se limitait à la Vierge et à sainte Anne.

Il en va tout autrement pour une vision née dans la douceur de Bruges, peut-être imaginée par Hugo van der Goes. Un religieux franciscain contemple Marie, assise sur un tapis de fleurs, aux pieds de sa mère, à qui elle tend son Enfant24. Parfois, Anne, portant le costume des béguines, trône un livre à la main. Marie, assise sur le sol que recouvre l’un de ces beaux tapis d’Orient chers aux peintres flamands. Ces représentations, empruntées à la Vierge d’humilité, ici enveloppée par l’ample manteau noir de sa mère, signe d’amour et de protection, ont été très répandues dans les Flandres25 d’où elles ont gagné Nuremberg.

Dans une composition d’un caractère plus profane, Michael Wolgemut a ouvert le mur, de part et d’autre du trône, pour évoquer un village de Franconie, la patrie d’Anna Grosz, représentée en donatrice, aux pieds du groupe, avec sa fille, face à son époux 26.

Le thème trouve son achèvement dans le dessin aquarellé esquissé par un disciple de Dürer, peut-être d’après le tableau précédent, mais dépouillé de tout décor, véritable anticipation du portrait de famille27.

11 En France, trois expositions ont permis de recenser plusieurs sculptures. Sainte Anne Trinitaire, une œuvre de l’atelier du Maître de Rabenden, Musée d’Unterlinden, Colmar, 1990-1991. Sculptures allemandes de la fin du moyen âge, Louvre, 1990-1991. La Vierge à l’Enfant d’Issenheim, Louvre, 1998. Cologne en résidence, musée national du Moyen Age, janvier-juillet 2002.

12 Egalement à Prague (Musée d’Art médiéval), à Utrecht (Rijksmuseum) à Cologne (Musée Schnütgen), et à Unterdeggenbach (Bavière).

13 Hank van Os, The Art of Devotion in the Late Middle Ages in Europe, Rijksmuseum, Amsterdam, 1994.

14 Wroclaw, Musée Narodove. Une statue de ce type est reproduite dans une enluminure représentant Anne de Bretagne sous la protection de sainte Anne trinitaire. Voir Catalogue 2012, n°1.

15 Certains groupes illustrant « Un thème à la mode » sont reproduits dans Catalogue 2012, cat. n°3, 4, n°5, fig.19, 20.

16 Cette Anna selbdritt en pierre, rare à l’extérieur d’un édifice, est due au ciseau de Niclaus Weckmann (début XVIe s.).

17 Sainte Anne fait pendant à sainte Agnès, de part et d’autre de saint Jean-Baptiste.

18 Calcaire, avec polychromie du XIXe s. Dépôt du Bayerisches National Museum.

19 Eglise St. Jakobus.

20 Provenant d’une chapelle près de Bürg et attribué au maître Arnt Beeldesmider. Bamberg, commerce d’art.

21 Bâle, Historisches Museum, vers 1520. Voir Annie Kaufmann-Hogenbach, Die Basler Plastik des 15. und frühen 16. Jhs., Bâle, 1952, p.46-49.

22 New York, Metropolitan Museum, vers 1515-1530. Reproduite dans Catalogue 2012, fig.17 et Hanovre, Niedersächsiges Landesmuseum. Cette représentation de quatre générations est parfois appelée Emerentia selbviert.

23 Voir Jean Markale, La Femme celte, Payot, 1972, particulièrement p.75, 198, 201-202 et 343, sur la filiation entre la déesse mère Dana, ou Ana, adorée par les Celtes et sainte Anne, vénérée par les Bretons.

24 Vers 1475. Bruxelles. Musée Royal d’Art Ancien.

25 Atelier de Memling (vers 1480), Munich, Alte Pinakothek. Maître anonyme brugeois (vers 1488) Lubeck, Sankt Annen Museum. Maître de la Légende de sainte Ursule (fin XVe.), Bruxelles. Musée royal d’art ancien.

26 Vers 1510. Nuremberg, Germanisches National Museum. On peut rapprocher de cette oeuvre le tableau de Cornelis Engebrechtsz, conserve à Leipzig.

27 Dessin à la plume rehaussé d’aquarelle, daté 1514. Nuremberg, Germanisches National Museum.