Sainte Anne Trinitaire > Avant-propos

AVANT-PROPOS

Cette enquête a débuté il y a une cinquantaine d’années, lorsque je reçus de William H.Forsyth, conservateur du Musée des Cloîtres à NewYork, la photographie d’un groupe en pierre représentant sainte Anne, la Vierge et l’Enfant. « Je pense qu’il vient de chez vous », m’écrivait-il, sachant que je préparais alors, à l’Ecole du Louvre, une thèse sur la sculpture médiévale en Limousin.

J’avais effectivement rencontré des œuvres semblables et je commençai à m’intéresser à Sainte Anne Trinitaire, dénomination qui fit sursauter l’un des éminents membres de mon jury. J’eus beau m’abriter derrière l’érudition d’Emile Mâle et de Louis Réau, je fus priée de ne plus employer ce terme qui fleurait l’hérésie 1.

Le thème, aussi, était étrange. Pourquoi la Vierge et l’Enfant Jésus avaient-ils été supplantés par une figure monumentale qui les dominait tous deux ? Puisqu’il s’agissait d’évoquer la lignée humaine du Christ, saint Joseph, père nourricier, en était écarté mais pourquoi Joachim l’était-il aussi ? Les fidèles avaient donc sous les yeux une image matriarcale qui, dans une société qui ne l’était pas, dut en choquer plus d’un.

Aussi vit-on apparaître deux, puis quatre, puis six hommes autour de Marie et de sa mère... La légende contait que sainte Anne n’était pas restée veuve après le décès de Joachim et qu’elle s’était remariée deux fois avec des hommes de plus en plus jeunes. De ces dernières unions étaient nées deux autres Marie. La Sainte Parenté au complet comprenait donc les trois époux de sainte Anne, ceux de ses trois filles qui, elles, ne s’étaient mariées qu’une fois, et leur progéniture. Il faut souligner qu’Anne n’engendra que des filles qui, elles, n’engendrèrent que des garçons qui n’eurent pas de postérité, signifiant clairement que la vie se transmet par les femmes.

Le Concile de Trente y mit bon ordre et les artistes ne figurèrent plus que deux couples, Anne-Joachim et Marie-Joseph. La dévotion à sainte Anne dut s’exprimer dans des représentations tout à fait orthodoxes d’une mère enseignant la lecture à sa fille.

Cette directive mit fin à un débordement d’images qui exaltaient la toute puissance de la grand-mère de Dieu. Elle était partout présente et glorifiée par les artistes les plus célèbres, Masaccio, Dürer ou Léonard de Vinci, comme par les plus modestes artisans de village. Moins invoquée aujourd’hui par les fidèles, elle suscite l’intérêt des sociologues, des psychiatres et des milieux féministes américains qui l’ont remise à l’honneur. Qualifiée par Jean Wirth de sorcière, inspirant fascination ou terreur, la bienveillante aïeule du Christ incarnerait-elle la résurgence de forces surgies des entrailles de la terre et du fond des âges ?

1 A. Cloulas Brousseau, « Un groupe de Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant conservé au Metropolitan Museum », Bulletin Monumental, t.CXXV, 1967, p.275-277. La condamnation du terme « trinitaire » est maintenue par le théologien François Boespflug. Voir F.Boespflug et Françoise Bayle, Sainte Anne. Histoire et Représentations, Paris, 2012.