Sainte Anne Trinitaire > L'évolution du thème en Europe du Nord

Marie mise de côté

Dans ces dernières compositions, Marie est toujours « la Vierge à l’Enfant », dominée par sa mère. Mais voici qu’elle quitte le giron d’Anne, glisse de son bras ou de son genou pour se tenir, modeste et frêle, debout à ses côtés. Marie est à présent dépossédée de son Fils qu’Anne présente à la dévotion des fidèles, redevenant ainsi la Magna Mater des anciens âges.



C’est probablement dans l’Allemagne du sud qu’un clerc ou un artiste imagina cette primauté qui traduit l’apothéose (Blutzeit) de sainte Anne dans le premier quart du XVIe siècle28.

Reprenant les schémas antérieurs, Anne peut être soit debout, soit assise, Marie se situant généralement à sa gauche.

Hans Baldung Grien exécuta, vers 1511, pour Erhart Künig, commandeur du couvent de l’Ile Verte à Strasbourg, un triptyque dont le volet gauche montre saint Jean-Baptiste en prières devant sainte Anne. L’Enfant qu’elle tient sur ses genoux saisit la pomme que lui présente Marie, la nouvelle Eve, thème qui jouit alors d’une grande faveur29




Dans le magnifique groupe de Stephan Rottaler conservé dans la cathédrale de Munich, la relation est différente. La jeune mère enfant aux longs cheveux dénoués, si menue qu’elle arrive à peine à la ceinture de sa mère, s’accroche, implorante à son manteau en levant le visage pour voir Jésus, entièrement nu, qu’Anne tient fermement de ses deux mains, mais aucun des deux ne tourne les yeux vers Marie30. Jörg Lederer introduisit une variante dans le groupe qui décore le maître-autel de l’église Saint-Blaise à Kaufbeuren (1518). Marie est encore plus petite, mais elle est absorbée dans la lecture d’un livre, ignorant les deux protagonistes et ignorée d’eux31.





Une part d’interprétation était laissée aux sculpteurs et à leurs commanditaires comme l’attestent les variantes. La rigueur des œuvres précédentes est souvent atténuée par un geste du bambin qui tend les bras vers sa « petite mère », comme dans le bas-relief si expressif où l’abbesse de Kircheim am Ries figure en donatrice32. Même gestuelle sur le volet gauche du triptyque de Beerbach où, exceptionnellement, Joachim est figuré aux côtés de son épouse33.



L’art baroque introduit une gestuelle théâtrale, comme à Garmisch et sur le groupe monumental du Pont Saint-Charles à Prague.

Cette composition semble avoir été moins fréquente que la représentation de sainte Anne assise, où la disproportion entre les deux personnages est atténuée.

L’art funéraire l’adopte, comme l’atteste une épitaphe, datée de1491, dans le cloître de la cathédrale d’Augsbourg.

Le maître de Messkirch l’a amplifiée dans le retable Falkenstein. Telle une souveraine au milieu de sa cour, Anne qui rapproche de ses bras ouverts Marie et Jésus, est entourée de quatre saintes, Catherine, Ursule, Barbe et Ottilie34.

Niklaus Manuel Deutsch situe, pour la première fois, le groupe trinitaire dans une gloire céleste. Anne tient un livre ouvert tandis que Jésus s’empare de celui que lui présente Marie, agenouillée devant lui. Entourée de saint Jacques et de saint Roch, Anne prie pour guérir et protéger de la peste les fidèles qui l’implorent35.

On en trouve un écho dans le groupe attribué au sculpteur d’Ulm, Daniel Mauch, magnifiquement enchâssé dans le retable rococo de Steinhausen an der Rottum.

 

Quelques autres groupes se détachent parmi les nombreuses œuvres de dévotion, par exemple l’Anna selbdritt que Jörg Lederer sculpta pour l’église St.Anna, à Reute, où la pomme est remplacée par le raisin, allusion à la Passion future, comme dans le groupe élégant attribué au Maître de Biberach (vers 1520. Munich, Bayerisches Nationalmuseum). Hans Leinberger imagine une véritable scène de genre où Marie et Jésus s’arrachent un livre ouvert, sous le regard amusé de sainte Anne36.

La dextrarum junctio, au dessus d’un livre tenu par Marie, est une heureuse création d’Erasmus Grasser pour l’église St.Anna de Prufening.

Le maître de Rabenden a donné au thème des accents populaires en prenant des modèles souabes37. Il en est de même pour les imagiers qui ont sculpté, sans nul doute, d’après nature, les groupes de Leutkirch et de Stötten, toujours en Bavière.

Dürer crée l’image de dévotion la plus intime et la plus recueillie en prêtant à sainte Anne les traits de son épouse Agnés qui, tendre et pensive, effleure de la joue la tête de sa fille en prière devant le nouveau né38.

Dans la toile où il peint sa femme et ses deux aînés, Holbein le jeune transpose fidèlement le schéma omniprésent d’Anna selbdritt39.

28 Le peintre Martin Schaffner a peint, vers 1520, pour la Chapelle Konrad-Sam, dans la cathédrale d’Ulm, un tableau où Marie apparaît comme une petite fille aux longs cheveux bouclés tendant une pomme à Jésus.

29 Ce volet est conserve à Washington, National Gallery. Le panneau central représentant la Messe de saint Grégoire est au Musée de Cleveland et le volet droit, saint Jean à Patmos, se trouve à New York (Metropolitan Museum).

30 Voir Philipp Maria Halm, Stephan Rottaler, ein Bildhauer der Früh Renaissance in Altbayern, München, 1908.

31 La position de Marie au flanc de sainte Anne est comparable à celle de l’ange qui se tient au côté de saint Roch. Citons aussi un groupe en chêne polychrome de la première moitié du XVIe siècle, originaire de l’Artois, Trésors des églises de l’arrondissement de Saint-Omer, Arras 1992, n°68 et une statue en pierre calcaire de la même époque, qui ornait la façade d’une demeure privée, Luxembourg, Musée National d’Histoire et d’Art.

32 Sculptures allemandes..., op.cit., p. 188-189.

33 Vers 1505. Evang.-Luth.Pfarrkirche St.Egidien.

34 Donaueschingen, Fürstenbergsammlungen, vers 1530. Les panneaux latéraux représentent saint Jean-Baptiste et saint André. Sur les volets extérieurs figurent les saints Christophe, Georges, Erasme, Sébastien et Roch.

35 Bâle. Offentliche Kunstsammlung.

36 Munich, Bayerisches Nationalmuseum. Voir Claudia Behle, Hans Leinberger, Munich, 1984, p.89-90. Le Musée National du Moyen Age conserve une Sainte Anne trinitaire attribuée à Hans Leinberger.

37 Le Maître de Rabenden, op.cit., fig.18,36, 40, 41.

38 Un dessin à la plume conservé à Vienne (Albertina) est une étude pour le tableau, commandé par Linhart Tucher.

39 Vers 1528. Bâle, Kunstmuseum