Sainte Anne Trinitaire > Ana Trina en Espagne

Après le Concile de Trente

Une doctrine nouvelle fut élaborée lors du Concile de Trente concernant le culte de sainte Anne. Francisco Pacheco, beau-père de Velazquez, fut chargé par l’Inquisition de veiller au respect par les artistes de ces directives. Il consacre ainsi un chapitre de son Arte de la Pintura à réfuter le triple mariage « que l’on trouve dans quelques vieilles gravures »29. Citant Pères de l’Eglise et théologiens, Pacheco démontre l’inanité de cette légende : lors de la conception de Marie, Anne était âgée de soixante sept ans et Joachim de soixante dix huit. « Qui peut croire que la mère de la Vierge, chaste, sage et sainte, se soit remariée une seconde, puis une troisième fois à un âge aussi avancé ? Pourquoi Joachim et le second époux seraient-ils morts aussi vite ? Comment imaginer qu’une vieille femme stérile ayant eu, miraculeusement, un enfant, comme les mères d’Isaac, de Samson et de Jean-Baptiste, puisse en concevoir d’autres ? »

Enfin, s’indigne le théoricien il est indécent de penser qu’une veuve honnête puisse se remarier une seconde, et qui plus est, une troisième fois, car la répétition des noces entache leur pureté. Est-il pensable qu’après avoir donné le jour à Marie Immaculée, sa mère puisse songer à désirer une autre postérité ? « Que les peintres chassent donc pour toujours ce sujet de leur mémoire », conclut le pieux chanoine qui détaille ensuite la représentation de sainte Anne instruisant sa fille.


Ce thème, l’un des favoris de la Contre Réforme, est illustré notamment par Juan de las Roelas, cité en exemple par Pacheco. Sa toile, peinte pour le couvent de La Merced, montre Marie sans son Fils, puisqu’elle n’est encore qu’une enfant. «La Vierge, âgée de treize ou quatorze ans, agenouillée devant sa mère, lit dans une sorte de missel, vêtue d’une tunique rose et d’un manteau bleu constellé d’étoiles, et portant la couronne impériale ; aux côtés de sainte Anne se trouve un buffet de collations peintes d’après nature et, en dessous, un petit chat et un jeune chien ; près de la Vierge, une corbeille à ouvrage et des jouets»30.


Pacheco réfute les objections des théologiens selon lesquels « recevoir l’enseignement maternel signifie imperfection et ignorance ». Certains Docteurs affirment, en effet, que Marie apprit les lettres hébraïques, même si elle possédait la science, naturelle et surnaturelle, infuse. Et c’est aussi par humilité, donnant l’exemple de la soumission, qu’elle accepta de recevoir des leçons de sa mère.



Une autre critique concerne l’âge de Marie sur cette peinture car, selon les Saintes Ecritures, elle fut confiée au Temple par ses parents alors qu’elle n’avait pas trois ans...Aussi, conclut Pacheco, cette peinture qui suscite la ferveur populaire n’est pas plus conforme que la Sainte Parenté à la vraie doctrine et les dévots doivent s’en détacher.

Quelques peintres attardés continuent à représenter sainte Anne trinitaire, tel le Frère Nicolas Borras, mais en introduisant Joseph qui, rajeuni, sera le grand vainqueur des joutes conciliaires31. Toujours dans la région de Valence, Vicente Requena fait planer la colombe du Saint-Esprit dans une gloire d’angelots au dessus d’une composition saint-sulpicienne avant la lettre32.

Pacheco loua les œuvres de deux de ses contemporains, Pablo de Céspedes, peintre humaniste qui séjourna à Rome et peignit pour la Chapelle Santa Ana du Monastère de Guadalupe le groupe trinitaire entouré de saints, placé pour la première fois dans un décor baroque et Navarrete, qu’il surnomma l’ « Apelle espagnol ».

Ce dernier, appliquant les directives du Concile, représente, dans un style mièvre et appliqué, Dieu le Père et la colombe du Saint Esprit au dessus d’Anne entourée du jeune Joseph et de Joachim en prières. Assise sur le sol, Marie, seule à regarder les fidèles, présente l’Enfant qui tient la main de son aïeule33.

Tel est l’artiste que le roi Philippe II préféra à Greco, parce qu’il peignait « des saints qui donnaient envie de prier... »

Rénovateur génial de cette iconographie à bout de souffle, Greco, évincé de l’Escurial et replié à Tolède, donna une interprétation nouvelle des relations mère fille, tout en incluant, comme il convenait, le désormais jeune époux de Marie. C’est elle qui est à présent la figure protectrice et tutélaire. Son bras droit est passé au dessus des épaules d’Anne, légèrement voûtée, qui découvre la nudité de Jésus en soulevant délicatement le linge sur lequel il repose. A l’arrière plan, Joseph, curieux, tel que le représentent les gravures germaniques, se penche pour contempler la scène34, Mystère de l’Incarnation, sur lequel semble attirer notre attention un enfant nu, l’index posé sur la bouche, probablement un ange et non saint Jean Baptiste dont il n’a pas les attributs.

Malgré la mise en garde de Pacheco, les artistes continuèrent à représenter l’Education de la Vierge, tel Murillo figurant Marie vêtue à la mode des fillettes de la seconde moitié du XVIIe siècle35 et le thème jouit d’une faveur accrue dans le Nouveau Monde où la dévotion envers « sainte Anne maîtresse » fut omniprésente dans les couvents et les familles jusqu’au XIXe siècle36.

On y vénérait également les « Saintes Mères » que les artistes espagnols avaient continué à représenter malgré les directives du Concile. Ainsi, Sebastian Ducete anime la composition d’une nuée de putti et montre un époux très attentionné derrière Marie37. Son collaborateur Esteban de Rueda lui aussi originaire de Toro, privilégie une interprétation naturaliste, une scène familière entre une grand mère, sa fille et son petit fils, dans un groupe de sculptures indépendantes recouvertes d’une somptueuse polychromie38.

Une génération plus tard, Pedro Roldan sculpte, en 1672, pour la Chapelle Santa Ana de l’église de Santa Cruz à Séville, un groupe baroque et rutilant39.

La représentation de la Ana trina, bien qu’importée en Espagne, présente des caractères spécifiques. Elle ne permet pas la glorification de la famille, comme dans l’Europe du nord, et elle ne transmet aucun message, civique ou politique, comme en Italie. Mais l'Espagne est le seul pays où l'effigie de sainte Anne trinitaire, chamarrée et caparaçonnée d'or, est portée en procession, au milieu de la liesse populaire, pendant des fêtes qui durent trois jours...40.

29 Francisco Pacheco, Arte de la Pintura (1649), Madrid, 1956, t.II, p.217-220. Ce chapitre a été rédigé en 1636.

30 Séville, Museo de Bellas Artes.

31 Tableau, daté de 1580, peint pour le Monastère San Jeronimo de Cotalba (Valencia).

32 1594. Valence, Museo de Bellas Artes.

33 Retable de la Collégiale Santa Ana à Torrijos (Toledo).

34 Musée du Prado, en dépôt au Museu Victor Balaguer de Villanueva y Geltru (Barcelone). Le succès de cette composition est attesté par de nombreuses répliques et copies.

35 Vers 1655. Madrid, Musée du Prado.

36 Voir le catalogue Brésil Baroque, Paris, Petit-Palais, novembre 1999- février 2000. Onze groupes de « sainte Anne maîtresse » provenant des Minas Gerais y étaient exposés, le dernier datant de 1814, ainsi que deux « Saintes Mères » du XVIIIe s. Il en existe une à Quito (Equateur), Fondation Guayasamin.

37 Vers 1610. Buenos Aires, Museo Enrique Larreta.

38 Vers 1620. Villavellid (Valladolid). Eglise Santa Maria.

39 La même année, le peintre Claudio Coello exécute une toile citée comme Sagrada Familia dans le premier catalogue du musée du Prado, Madrid, 1873, n°702. Sainte Anne n’y est pas mentionnée, alors qu’il s’agit de la traditionnelle composition horizontale de sainte Anne trinitaire. Dans le Dictionnaire de la Peinture, Larousse, 1996, le tableau est improprement intitulé « Vierge et l’Enfant vénérés par saint Louis ».

40 Notamment à Séville, à Tudela et à Santa Ana (province de Caceres).