Sainte Anne Trinitaire > Santa Anna Metterza en Italie

Léonard de Vinci

Lorsque Léonard de Vinci regagna Florence au début de l’année 1500, après une absence d’une quinzaine d’années, il put constater une recrudescence du sentiment religieux et une affirmation renouvelée des convictions républicaines, après la période mouvementée qui avait vu l’invasion française et la chute des Médicis. Il sacrifia, lui aussi, au culte de sainte Anne, en exécutant un carton, le premier d’une longue série d’études qui aboutirent au tableau conservé au Musée du Louvre11. La présence du petit saint Jean Baptiste atteste la destination florentine de l’œuvre où sont réunis la protectrice de la cité et son saint tutélaire.

L’œuvre, désignée comme le Carton de Burlington House12, procède d’un groupe de Vierge à l’Enfant qui bénit son cousin, dans lequel s’insère le personnage de l’aïeule, légèrement en retrait. Cette tentative expérimentale ne s’avéra pas satisfaisante pour l’artiste qui l’abandonna pour un second carton « qui non seulement émerveilla tous les artistes qui le virent, mais qui attira, lorsqu’il fut achevé, hommes et femmes, jeunes et vieux qui défilèrent pendant deux jours dans la pièce où il était exposé, comme s’ils étaient venus assister à une fête solennelle. Tous furent étonnés de sa perfection »13.

Ce chef d’œuvre nous est connu par une description minutieuse faite dans une lettre, datée du 3 avril 1501, adressée à Isabelle d’Este par Fra Pietro di Novellara, son agent auprès de Léonard : « La Vierge, se levant à demi des genoux de sainte Anne où elle est assise, veut se saisir de l’enfant pour l’écarter de l’agneau, victime expiatoire qui symbolise la Passion du Christ... Sainte Anne, elle, esquisse un geste pour retenir sa fille, comme si elle ne voulait pas qu’elle sépare l’enfant de l’agneau, signifiant peut-être par là que l’Eglise ne souhaitait pas empêcher la Passion du Christ. Ces personnages sont grandeur nature, mais ils tiennent dans un carton de petite taille car ils sont tous assis ou penchés et ils sont tous placés l’un devant l’autre en allant vers la gauche ».

Ce carton tant admiré, aujourd’hui perdu, ne se trouvait déjà plus à Florence en 1529 mais plusieurs copies en conservent le souvenir14.

Léonard renouvelle donc le thème en privilégiant l’aspect symbolique, grâce à l’introduction de l’agneau, attribut de Jean-Baptiste mais aussi allusion au sacrifice divin.

Son intérêt pour cette composition se traduit par un troisième carton15, reporté sur le tableau du Louvre.

Le témoignage, récemment découvert, d’Agostino Vespucci, atteste que la peinture était en cours d’exécution à l’automne 150316. Mais on ignore toujours pour quel commanditaire. En l’absence de document, on peut suggérer que le tableau, abandonné pour satisfaire à d’autres commandes, fut remarqué, en 1508, à Milan, par Louis XII, qui désirait sans doute honorer son épouse Anne de Bretagne. L’artiste emporta son oeuvre en France et y travailla jusqu’à sa mort, la laissant finalement inachevée17.

Substituant à la composition horizontale le schéma pyramidal, Léonard enlace, enchevêtre les corps, multipliant les effets de contrapposto, « aussi artificiels, magistraux et merveilleux que les phrases les plus admirables d’une plaidoirie latine »18.

Les trois acteurs sont situés, pour la première fois, dans un vaste et vaporeux paysage ou réapparaît l’agneau docile, que l’enfant veut saisir. Marie tend les bras pour l’en empêcher et Anne, qui la tient sur ses genoux demeure impassible et songeuse. Les draperies, soigneusement étudiées dans les dessins préparatoires, sont demeurées à l’état d’ébauche, suggérant à Pfister, suivi par Sigmund Freud, l’ « image devinette » d’un vautour (ou d’un milan, selon la traduction correcte...). Aussi le maître de la psychanalyse viennoise vit-il dans l’œuvre la transcription d’un souvenir d’enfance de Léonard, fils naturel, enlevé à sa mère pour être confié à l’épouse stérile de son père, le vautour étant le reflet d’un rêve à connotation sexuelle19...

Les gestes naturels, la douceur enveloppante du sfumato, diffèrent radicalement des compositions hiératiques antérieures. Le paysage est, lui aussi, un élément nouveau. Paysage minéral, où le seul élément végétal est l’arbre feuillu, dans la partie droite, signifiant probablement la vie éternelle, grâce à la victoire du Christ sur la mort. A une image de dévotion où le fond d’or et les auréoles sont les signes du sacré, Léonard substitue l’expression ineffable du double amour maternel.

Pendant son séjour à Florence, Léonard avait été chargé de peindre la bataille d’Anghiari pour la Salle du Grand Conseil construite après l’expulsion des Médicis. Mû par le renouveau du sentiment républicain, le gonfalonier Piero Soderini confia au peintre dominicain Fra Bartolommeo l’exécution d’un tableau, précédemment commandé à Filippino Lippi qui était mort avant d’avoir pu l’entreprendre. On devait y voir, selon Vasari, « tous les saints patrons de Florence, ainsi que les saints dont la fête tombe le jour des victoires remportées par la ville ».

L’œuvre joua de malchance car, en 1512, les Médicis étant revenus à Florence, le Grand Conseil fut dissous et la salle d’apparat transformée en grenier à sel. Sa décoration demeura inachevée et le tableau, à l’état d’ébauche, fut déposé, en 1517, dans la basilique de San Lorenzo, après la mort de son auteur. Pendant la période de rétablissement de la République (1527-1530), on le transporta en triomphe dans la Salle du Conseil, comme symbole de la liberté retrouvée Il fit ensuite partie de la collection privée des Médicis, à nouveau au pouvoir, avant d’être transféré au couvent de Saint-Marc20.

Comme dans la composition de Léonard, Marie cherche à retenir Jésus qui bénit le petit Jean-Baptiste. Le groupe est dominé par la figure monumentale de sainte Anne debout, qui implorant la Trinité représentée dans la partie supérieure. L’aspect dogmatique est souligné par le livre des Evangiles que présentent les séraphins. De chaque côté se tiennent les protecteurs de Florence, saint Jean l’Evangéliste et saint Bernardin, saint Jean Gualbert et sainte Réparate21.

Pendant l’intermède républicain, Pontormo avait, lui aussi, glorifié sainte Anne en s’inspirant manifestement de Fra Bartolommeo22. La commande était due au gonfalonier Niccolo Capponi pour le couvent Sant’Anna in Verzaia, au-delà de la porte de San Frediano, où étaient conservées des reliques de la sainte. L’œuvre fut achevée au début de 1529 et le tondo peint dans la partie inférieure du tableau représente la procession solennelle qui, partant du Palais de la Seigneurie le 26 juillet, se rendait au couvent afin de commémorer l’expulsion du tyran Gaultier de Brienne, en glorifiant sainte Anne propitia et fautrix libertatis civitatis.

Anne et Marie, semblables à deux rameaux issus de la même tige, s’opposent toutefois par le violent contraste des couleurs et par les âges, nettement différenciés. L’Enfant Jésus debout, complètement nu, cherche toujours à s’échapper du giron maternel. Les trois visages sont contemplés par quatre saints debout : Sébastien et Pierre à droite, saint Philippe23 et saint Benoît à gauche. Aux côtés de saint Sébastien, invoqué contre les épidémies, sainte Anne apparaît ici comme la protectrice de la cité contre la peste...

Lorsque le quartier fut rasé afin de faciliter la défense de la ville contre les troupes impériales, le tableau trouva asile dans le couvent Sant’Anna sul Prato, accordé aux religieuses par le duc Alexandre de Médicis et il surmonta le maître-autel de l’église jusqu’à la saisie des troupes napoléoniennes, en 1813.

Giorgio Vasari, qui avait décrit et commenté les œuvres de ses prédécesseurs, peignit une Anna Metterza, inspirée par Fra Bartolommeo, mais de proportions plus modestes, réduisant le nombre de saints à deux, Sylvestre et Antoine de Padoue, selon les vœux de son commanditaire, un certain Fra Mariotto, qui signa avec le peintre un contrat daté du 5 août 1548. Le tableau, destiné à l’église Saint-François de Castiglione Fiorentino, est conservé à la Pinacothèque de la ville24.


Les Médicis, respectueux des privilèges de la Seigneurie, s’approprièrent le culte civique de sainte Anne. Ainsi, l’œuvre de Francesco da Sangallo, commandée en 1522 pour Or San Michele, église dédiée à la sainte, reçut-elle l’approbation de Jules de Médicis, le futur pape Clément VII25. Bien que manifestement inspiré du carton de Léonard, ce groupe est solennel et froid. Aucun sourire n’éclaire les visages, distants et graves. C’est en 1575 que le grand-duc François Ier de Médicis ordonna la construction de l’autel de marbre actuel26.     



La même année fut achevée une pala attribuée à Giovanni Maria Butteri (Florence, Offices) glorifiant sainte Anne trinitaire entourée de saints qui ont emprunté les traits des Médicis27. C’est ainsi que le grand duc Côme Ier, mort en 1574, est représenté avec son fils Ferdinand sous l’apparence des deux saints tutélaires de la famille, Côme et Damien. Son autre fils, Francesco, et son gendre, Paolo Giordano Orsini, sont figurés en saint Georges et saint Flavien. Son épouse, Isabelle, est probablement sainte Catherine, assise à gauche. Sainte Anne et la Vierge, aux traits plus idéalisés, représentent peut-être Maria Salviati et Eléonore de Tolède. Sainte Anne, les bras grands ouverts, protège et bénit les membres de cette illustre dynastie.

11 Pour la genèse, l’analyse et la postérité de la sainte Anne de Léonard, récemment restaurée, l’ouvrage de référence est désormais le catalogue de l’exposition La Sainte Anne, l’ultime chef-d’oeuvre de Léonard de Vinci, sous la direction de Vincent Delieuvin. Musée du Louvre, mars 2012.

12 Londres, National Gallery. Catalogue 2012, n°11. Voir « L’exploration du sujet, du carton de Londres au tableau du Louvre », ibid., p.49 et suiv.

13 Vasari, Le Vite de’ piu eccelenti pittori, scultori et architettori, Florence, 1568, éd. G.Milanesi, t.IV, p.38-39.

14 Voir cette lettre dans Catalogue 2012, n° 17. Les copies et variantes d’après le carton, disparu, de 1501 sont recensées et reproduites ibid., fig.51 à 61

15 Voir « Copies et variantes d’après le carton du tableau du Louvre », dans Catalogue 2012, fig.72 à 93.

16 Catalogue 2012, n°30

17Voir la notice n°66 du Catalogue 2012 sur le tableau du Louvre.

18B.Berenson, The Study and Criticism of Italian Art III, Londres, 1916, cité dans Catalogue 2012, XIII, p.413.

19Meyer Schapiro, « Leonardo und Freud. An Art-Historical Study », Journal of History of Ideas, XVII,2,1956,p.147-178. Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci(1910), traduction française, Paris, 1991, cité dans Catalogue 2012, XIV, p.413. J.P. Maidani-Gérard, Léonard de Vinci : mythologie ou théologie ?, PUF, 1994. Les copies et variantes révèlent une désaffection (et incompréhension ?) progressives envers le thème des deux mères.Du tableau de Léonard ne subsiste que Marie cherchant à retenir l’Enfant qui joue avec l’agneau. Voir Catalogue 2012, fig.141, 142, 143, 148,149, 150 à 156.

20 Roger J.Crum et David G.Wilkins. art.cit., p.150 et Fra Bartolommeo et son atelier, Musée du Louvre, 1994-1995, p.96. Le tableau est reproduit dans Catalogue 2012, fig.10, et l’esquisse conservée au Paul Getty Museum, ibid., n°2.

21 Anja Zeller, op.cit., p.56-59.

22Paris, Musée du Louvre. Voir Anja Zeller, op.cit., p.62-66 et Catalogue 2012, n°90.

23 Cette figure juvénile avait été identifiée par S.Béguin, Le XVIe siècle florentin au Louvre, Paris, 1982, p.32. avec le Bon Larron qu’ Emile Mâle ne cite cependant pas parmi les protecteurs contre la mort subite. Anya Zeller, op.cit., p.63, note 357,a démontré, de façon convaincante qu’il s’agit de saint Philippe dont le culte était bien établi à Florence. Vasari n’a mentionné que saint Pierre et saint Benoît

24 Richard Reed, « Vasari’s altar-piece at Castiglione Fiorentino », The Burlington Magazine, novembre 1999, p.678-681

25 Le Pape Médicis Clément VII gouverna Florence depuis Rome entre 1524 et 1526.

26 R.J.Crum et D.G.Wilkins, art.cit., p.165, n.81

27 Ibid., p.153 et p.165, n.77