Sainte Anne Trinitaire > L'évolution du thème en Europe du Nord

Marie reprend son Fils


La chapelle Sainte-Anne de la cathédrale d’Hildesheim renferme un magnifique groupe en bois polychrome qui offre une interprétation originale. Anne, trônant en majesté, domine toujours Marie assise à son côté, mais la jeune mère serre à deux mains son enfant, comme si elle craignait qu’il lui échappe et aucune communication n’est établie entre l’aïeule songeuse, et sa fille au visage impassible.

C’est, au contraire, une aïeule tutélaire que représente l’épitaphe d’Anna van Niewenhove, même si ses proportions monumentales indiquent que c’est à elle que s’adressent les prières de la donatrice. Ce panneau, attribué au Maître de sainte Ursule, faisait partie d’un ensemble funéraire élevé dans la chapelle familiale de l’église Notre Dame de Bruges qui figure à l’arrière plan. Comme l’indique l’inscription, la jeune femme décéda le 5 octobre 1479, quelques jours après la naissance de sa fille40.

Une dynamique nouvelle est introduite par le motif du « premier pas », sous l’influence des Méditations du Pseudo Bonaventure. Dressé sur les genoux de sa mère, Jésus, qui semble chercher son équilibre, tend les bras vers son aïeule qui va l’accueillir. C’est une scène prise sur le vif qu’a sculptée Niclaus Gerhaert dans le beau groupe de Berlin (Bode Museum)41.

Tout caractère sacré disparaît également dans la composition, empreinte de grâce et de mouvement, que conserve l’église de Hörstein. L’Enfant, debout sur le giron maternel, hésite entre la grappe de raisin qu’elle lui tend et la grenade que lui propose sa grand-mère, mais c’est le premier fruit, symbole de la Passion, qui semble avoir sa préférence, mais aussi hommage à l’activité séculaire des vignerons dans la région du Spessart42. Le groupe de Bad Mergentheim est empreint de la même bonhomie43.

A Metz, le ton n’est plus le même. Ce n’est pas une famille bourgeoise que représente, en 1521, Valentin Bousch dans la verrière de la cathédrale. Ce sont deux figures en pied, solennelles, qui appartiennent à la sphère du sacré. Marie offre son Fils à sainte Anne qui lui tend ses mains ouvertes.

Cette composition a inspiré le sculpteur d’Hinang (Allgäu) qui l’a transposée dans un registre plus familier. Mais la composition la plus harmonieuse où la tendresse humaine se trouve magnifiée par la beauté des visages a été peinte, en 1496, par un artiste anonyme pour la chapelle funéraire des Margraves de Bade, en l’abbaye cistercienne de Lichtenthal.

A une époque plus tardive, les peintres ont enrichi la scène d’un décor somptueux en introduisant, surtout dans les Flandres, des donateurs44. La composition d’Hans Baldung Grien45 est la plus complexe. Colonnes, tentures et baldaquin attestent la haute lignée de l’Enfant bénissant son aïeule qui le saisit par la main gauche. La colombe du Saint-Esprit, les angelots et les auréoles indiquent qu’il s’agit d’un épisode de l’histoire sainte.

Plus insolite est une gravure de cet artiste, datée de 1511, montrant Jésus étendu sur les genoux de Marie dont il caresse le visage, indifférent à l’attouchement de son aïeule qui a saisi son sexe entre le majeur et l’auriculaire de la main gauche, tandis que par dessus le mur qui surplombe le groupe, saint Joseph contemple la scène dans une attitude méditative Un livre ouvert, un arbre mort qu’enlace un ceps de vigne chargé de raisins, devaient permettre aux contemporains de comprendre la scène. Jean Wirth l’interprète comme une conjuration magique, « un mauvais tour qui le condamnera à une chasteté forcée »46. Nous refusons, pour notre part, d’y voir « un blasphème explicite », Baldung Grien ayant mené une carrière officielle auprès de grands ecclésiastiques et du Margrave de Bade, sans jamais avoir été inquiété.

Baldung n’est d’ailleurs pas le seul à traiter ce thème. Dans un dessin conservé à Bâle (Kunstmuseum), Hans Holbein montre Joseph et Joachim, dissimulés derrière des colonnes observant en cachette, sainte Anne qui approche sa main du sexe de l’Enfant que sa mère tient fermement, comme pour l’empêcher de se dégager d’une souffrance imminente. L’affirmation de J.Wirth : « sainte Anne est une sorcière » prouve la méconnaissance de l’iconographie chrétienne, car saint Joseph touche de la même manière le sexe de l’Enfant dans une Sainte Famille peinte par Andrea del Sarto vers 1530 (New York, Metropolitan Museum). Aussi la thèse de Léo Steinberg est-elle plus convaincante. Cet attouchement, loin d’être sacrilège, met en évidence l’incarnation du Christ dont le sacrifice sauvera l’humanité pécheresse de la mort47.

40 MJP Martens, « The Epitaph of Anna van Niewenhove », Metropolitan Journal, 27 (1992), p.37-42.

41 Egalement à Aix-la-Chapelle (Suermondt-Ludwig Museum), Ftancfort (Collégiale Saint-Barthélémy). Citons aussi un groupe en chêne originaire de l’Artois. Trésors des églises de l’arrondissement de Saint-Omer, op.cit., p.119. Un petit triptyque destiné à la dévotion privée représente Jésus debout tendant les bras vers un couple de donateurs, sous le regard attentif des deux femmes (Cleveland, Museum of Art, vers 1420/30).

42 Voir aussi un groupe conservé à Krumlov dans Sculptures allemandes..., op.cit., p.265.

43 Citons aussi le groupe provenant du retable de Mittelsteinweiler (vers 1520) conservé à Karlsruhe, Badisches Landesmuseum. Sculptures allemandes..., op.cit., p.220, et un groupe conservé au Louvre, reproduit dans Catalogue 2012, n°7.

44 Quelques exemples, aujourd’hui dispersés : Nantes (Musée départemental Dobrée), Bourg-en-Bresse (Musée de l’Ain), Bilbao ( Museo de Bellas Artes), Budapest (Hungarian National Gallery).

45 Datée de 1512. Bâle, Kunstmuseum.

46 Jean Wirth, op.cit., p.70.

47 Leo Steinberg, La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, Gallimard, Paris, 1987, p.144.